Jongleur !
Fontenay sous Bois le 16 août 2008
Le dresseur de fauves
C’est l’année de ma quinzième tentative de suicide. Je suis encore jeune. Dans l’instant qui va suivre, ça va être à moi. Je suis derrière le rideau. J’entends la première note de ma musique. Je rentre en piste. C’est sur la foire de Rouen dans un cirque sans nom. Je suis le Jongleur et pendant qu’une femme dans le public découpe un poulet rôti et le partage entre son mari et ses quatre enfants, je jongle. Pendant qu’un militaire, ivre, tombe au-dessus le bord de la piste, se ramasse et hurle en ma direction : « Je vais te casser la bouteille sur ta tronche !», je fais mon numéro. Mais aussi : Pendant que je travaille, comme on dit dans le cirque : « Je travaille » et ne pas « Je joue » Non, pendant que je travaille, pendant qu’un groupe d’adolescents se lève du dernier rang pour sortir, pendant que j’entends le « tudeldu, tudelduu, tudelduuuuuu, de plus en plus fort d’un téléphone portable, pendant l’homme dans le public a finalement trouvé son téléphone portable, aboie dans le combiné : « Monsieur ! vous m’entendez ? Monsieur! Je ne vous entends pas très bien, je suis au cirque ! Non ! Allo ! Aaaaallo !», eh bien mon seul, mon véritable spectateur se trouve derrière le rideau d’entrée. C’est le dresseur de fauves qui est là, guette le moindre de mes mouvements. Tous les jours quand je fais mon numéro, tous les jours, pendant j’entends par exemple le démarrage d’une moto Harley Davisson, sonnerie de téléphone portable, et puis la voix d’une femme par exemple qui braille : « Hallo ! Hallo ! Haaaaloo ! Halloo ! Maintenant c’est coupé… », et bien le dresseur de fauves est là, posté derrière le rideau, observe, guette, admire. Moi. Le dresseur de fauves m’admire. Et parce que le dresseur de fauves m’admire, je l’admire. Je suis le jongleur. J’ai peur. Je suis malade. J’ai la maladie des jongleurs. On dit dans le cirque : « Pour être jongleur, faut être malade ».
Nous ne nous parlons pas. Le dresseur de fauve ne parle avec personne. Parfois je dis : « Il fait beau aujourd’hui n’est-ce pas ? » et il répond : « Oui. » Fin de la conversation. Après mon numéro, il me dit : « Bravo ! » et moi je réponds: « J’ai fait tomber. » Lui: « Il n’y a pas de jongleur qui ne fait pas tomber. » Fin de la conversation. Une fois il me dit : « les gens ne comprennent pas la qualité de ce que tu fais, c’est une honte ! » et je réponds : « Merci beaucoup » Fin de la conversation. Un jour, il me dit : « Un jour tu seras grand.« et je lui réponds: «Behn….» Fin de la conversation. Mais un matin tôt, derrière ses cages de lions, j’aperçois le dresseur de fauves. Il jongle avec trois massues à la manière des italiens : Très bas, très vite. Entre pieds et tête, derrière le dos, sous les jambes. Très vite ! Brièvement j’ai l’impression de voir le jongleur Alvarez lui-même. Mais c’est le dresseur de fauves et je lui lance : « Je ne savais pas que tu es aussi jongleur! » C’est comme si je l’avais surpris en train de faire quelque chose d’interdit, d’intime, un crime ! Un bond et il est planté devant moi, me prend par la poitrine, me soulève et puis…. Il ne me frappe pas. Il me raconte son histoire, il me livre son secret : « Mon vrai nom est Giovanni Cincavelli. Je viens d’une grande famille du cirque. Une dynastie de jongleurs. Mon père était le jongleur Saldini ! Mais mon grand père déjà était un jongleur qui se produisait dans les plus prestigieux cabarets du monde. Mon oncle, rien d’autre que le jongleur Caesar, mon grand oncle Cinca, jongleur - lui-même le fils de l’inoubliable Cincavelli ! Cincavelli, mon arrière grand-oncle! Moi, je m’appelle Giovanni Cincavelli, je suis jongleur, moi aussi. Mais jongler devant un public me rend malade. Jongler devant un public me rend fou, dangereux ! J’ai abandonné. Je me suis sauvé. Je suis devenu un autre. Le dresseur de fauves, que je ne suis pas. « Fin de la conversation. C’est depuis que je me pose la question : Qu’est-ce qui fait qu’un dresseur de fauves préfère descendre dans une fosse aux lions plutôt que jongler trois quilles devant un public ? Est-ce qu’il y a dans l’apparente innocence d’une massue lancée en l’air, est-ce qu’il y a dans l’apparente innocence d’une massue tombée par terre, quelque chose qui m’échappe ? Un gouffre ! Un danger ! ? Comparable aux dangers des lions ? Quelle est l’étrange maladie des jongleurs ? Je suis malade. Quelle est ma maladie ?
Qu’est-ce que tu as fait?
Depuis plus de vingt ans, je passe une bonne partie de ma journée à lancer des balles d’une main à l’autre. C’est marrant de lancer des balles d’une main à l’autre quand on est enfant. Il est tout à fait concevable de lancer des balles d’une main à l’autre à l’âge adolescent. Il y a même des étudiants d’une Faculté à Paris, qui continuent à lancer des balles d’une main à l’autre, parce que des scientifiques ont trouvé que la jonglerie améliore la coordination et la dissociation des hémisphères droit et gauche de notre cerveau. Mais quoi qu’il en soit : A un moment il faut absolument arrêter de lancer des balles d’une main à l’autre. Il faut penser à son avenir pour devenir quelque chose. Moi, j’ai raté ce dernier moment où il fallait absolument arrêter à lancer des balles d’une main à l’autre pour penser à mon avenir pour devenir quelque chose et maintenant j’ai un problème : Je suis Jongleur.
On peut imaginer que lancer des balles pendant toute une journée d’une main à l’autre est une activité physique qui mène à la fatigue. Le soir, je rentre à la maison et je suis fatigué. Je m’assois sur une chaise, toujours sur la même, comme pas mal de gens, qui rentrent du travail doivent s’asseoir sur une chaise,(peut-être toujours sur le même), et je dis à ma copine: «Je suis fatigué!» Un jour, intriguée par ma fatigue chronique ma copine me pose une question simple : « Qu’est-ce que tu as fait? » Et parce que je l’aime et parce que je veux qu’elle sache une fois pour toutes ce que je fais, je l’emmène dans la salle de répétition.
Ma salle de répétition a une surface de sept mètres sur six. Hauteur sous plafond : cinq mètres. Ma salle de répétition est délimitée sur deux côtés par des murs en brique rouge et sur les deux autres côtés par deux rideaux noirs. Le sol est couvert d’un tapis de danse noir. Sinon ma salle de répétition est vide. Même si je regarde derrière les deux rideaux noirs il n’y a rien d’autre que d’autres espaces vides – rien. A la question de savoir ce que j’ai fait toute la journée, toutes ces semaines tous ces mois, à la question de ma copine de ce que j’ai fait toutes ces années toutes ces décennies ce que j’ai fait la moitié de ma vie, je découvre un gouffre: Je n’ai rien fait. L’espace reste vide. Maintenant, non seulement j’ai un problème, mais mon problème devient absurde : Je suis fatigué, sans avoir produit la moindre des choses avec laquelle je pourrais justifier ma fatigue. Pas la moindre trace. Je me suis fatigué pour rien. Pendant que les gens de mon âge, ont tous à un moment donné arrêté de lancer des balles d’une main à l’autre, pour penser à leur avenir pour devenir quelque chose … sont devenus quelque chose – donc : peuvent justifier leur fatigue – donc peuvent tranquillement s’asseoir sur n’importe quelle chaise quand ils rentrent du travail, peuvent respirer bruyamment en s’exclamant devant leur copine : « Je suis fatigué ! » Eh bien moi je ne peux pas….
Par exemple: J’ai un copain qui est devenu maçon et quand il rentre du travail, il s’assoit sur une chaise et il dit : « Je suis fatigué ». Si la copine de mon copain maçon, (on va dire qu’elle a des cheveux mi-longs et qu’elle a une très belle poitrine. Peut-être porte-t-elle ses cheveux très courts et est-elle complètement plate. J’en sais rien, mais quoi qu’il en soit…), si la copine de mon copain maçon demande à mon copain ce qu’il a fait tout la journée, il va l’amener sur son chantier pour lui montrer un mur, érigé en pierre sèche et qui n’était pas encore là avant. Avant quoi ? Avant qu’il ait commencé sa journée ! Il dit : « Voilà le mur, voilà pourquoi je suis fatigué ! » ou il dit autre chose ou il ne dit rien du tout, ce qui veut dire la même chose.
Autre exemple : J’ai une copine qui est devenue chirurgienne. Quand elle rentre du travail le soir, ou le matin, ou l’après-midi, n’importe, elle se laisse choir dans son fauteuil noir et elle soupire : « Je suis fatiguée ! » Elle ne craint point les questions de son copain. (On va dire que son copain est noir, mesure un mètre quatre-vingt-quatorze et a fait des études d’ingénieur à Nancy ou : le copain de ma copine chirurgienne est blanc et n’a pas de papiers : Non ça, c’est absurde. Je me suis complètement gourré. Je reprends : Le copain de ma copine chirurgienne est fou amoureux d’elle, ce que je comprends, oh combien, et il va lui poser une question simple : « Qu’est-ce que tu as fait, Chérie ? » Sur quoi ma copine chirurgienne va l’amener à l’hôpital, dans la salle de réanimation en lui montrant sept patients, fraîchement découpés, fraîchement recousus. Des tuyaux sortent de leurs corps, d’autres rentrent dans le corps des patients fraîchement découpés et une mousse gris-vert s’échappe de leur bouches à demie ouvertes. On va les laisser comme ça… seulement pour dire: Ils sont dans un certain état et il n´étaient pas encore dans un tel état avant l’intervention de ma copine chirurgienne. Voilà le résultat de son travail, voilà pourquoi ma copine chirurgienne est fatiguée.
Moi je lance des balles d’une main à l’autre. Quand une balle tombe, elle rebondit une fois et ça fait « toc » et puis la balle rebondit encore trois fois : « toc, toc, toc », et puis la balle ne rebondit plus, mais roule au coin le plus éloigné de ma salle. Je m’étonne de cette loi physique, ou je m’énerve, ou mon esprit est ailleurs (chez la poitrine de ma copine chirurgienne qui n’est pas ma copine etc) et puis je ramasse la balle et je continue l’exercice. Mes balles sont rouges.
La gravité
C’est une pomme qui est tombée sur la tête de Sire Isaac Newton, (à l’époque il n’était pas encore anobli), et qui a inspiré Sir Isaac Newton, qui n’était à l’époque pas encore anobli, mais simple étudiant en physique nommé Isaac Newton (par contre depuis toujours doté d’une immense confiance en lui), c’est une pomme pourrie (peut-être cette pomme qui est tombée sur la tête de Sir Isaac Newton n’était pas pourrie mais au contraire pas mûre du tout, ce qui veut dire : La pomme qui est tombée sur la tête de Sir Isaac Newton était dure et alors a fait encore plus mal qu’une pomme qui aurait été pourrie donc moins dure sur la tête de Sir Isaac Newton, qui, à l’époque, était encore loin d’être anobli par la reine d’Angleterre.) Donc: C’est cette pomme précise et à ce moment précis et parce qu’elle était dure, ou parce qu’elle n’était très précisément pas dure mais pourrie, et qui est tombée sur le crâne d’un homme sous lequel se trouvait le cerveau d’un certain Isaac N., qui à l’époque n’aurait jamais songé qu’un jour il serait anobli par la reine d’Angleterre, toujours est-il que ce choc entre pomme et crâne a déclenché des décharges électriques à un endroit précis du cerveau d’Issac Newton, et qui ont déclenché les pensées qui ont amené à la formulation des lois de la gravitation universelle. Universelle ! Universelle ! C’est depuis cet après-midi d’un mois d’août en Angleterre, quelque part dans les profondeurs du dix-septième siècle, que je puis dire avec précision : « Je suis assis avec quatre-vingt kilos sur cette chaise cassée. Je suis attiré vers le centre de notre planète avec exactement quatre-vingt kilos de trop, et parce que c’est ainsi mon dos se courbe et il se courbera de plus en plus. C’est fantastique ! Les lois de la gravitation universelles, c’est une sorte de première règle du jeu de la vie qui fait que les choses sont comme elles sont dans le temps, inébranlables et pour toujours. Le bureau sur lequel j’écris, l’immeuble dans lequel j’habite, la tour Eiffel, le palais de justice et le supermarché Auchan : Sans la gravité, pas un seul Auchan dans le monde ! Mais aussi les méchants dans leur prison qui chacun avec son poids très précis sont attirés vers le centre du monde. C’est très rassurant! Imagine tous les méchants qui s’envolent de leur prison, parce que la force d’attraction à la surface de la terre ne serait plus 9,81 Newton par Kilogramm, mais 0! Envolé! Tous les méchants: envolés! Personne ne regarderait plus jamais les hirondelles. On dirait: «Tiens, les méchants volent très bas, il va pleuvoir.« Les lois de la gravitation universelle dans l’espace qui s’appelle «le temps » font que les choses sont comme elle sont: Les riches seront toujours plus riches et les pauvres seront toujours plus pauvres. Les noirs seront toujours noirs et les blancs toujours plus blancs. C’est la loi de la nature, c’est une question de gravité.
J’essaie d’attraper une balle, mais la balle tombe. La balle tombe. La balle tombe, rebondit une première fois et ça fait « toc » et puis elle rebondit encore trois fois. Ça fait « toc, toc, toc » et puis la balle ne rebondit plus, mais roule dans le coin le plus éloigné de la salle – toujours dans le coin le plus éloigné, c’est à devenir fou ! Voilà pour ma perception du monde dans le quotidien à travers un geste aussi simple qu’impossible : Lancer des balles en l’air et essayer de les rattraper. Je suis jongleur.
La chute:
«C’est dans une fraction de seconde », dit ma copine, la trapéziste, « que je me suis rendu compte que je tombe et puis le temps de ma chute, le temps d’une seule seconde se dilate à l’infini : Je tombe, et pendant les premières dix minutes de ma chute je me dis : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai… » que ça : « ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai » et puis tout à coup, changement de décor, je me vois : C’est un matin d’été. Je vais partir en vacances avec les parents. C’est la première fois. Je vois la voiture noire du père prêt à partir, je vois la mère, je vois la sœur, le petit frère qui n’arrête pas à s’asseoir dans la voiture en attendant le départ. Je vois aussi la rentrée de vacances. Je suis dans la voiture et le père dit comme tous les ans : « Celui qui voit la tour du château le premier aura un franc. » Nous roulons sur l’autoroute et nous crions tous ensemble « La Tour ! La tour ! » Je sens l’odeur de notre maison quand le père ouvre la porte. Je suis infiniment rassurée d’être à la maison. Que c’est beau, notre maison.
Je tombe. Et pendant que je tombe je vois le premier amant, celui qui m’a embrassée sur la bouche. Je vois son cercueil après qu’il s’est tué en mobylette. Je vois des fleurs. Partout des fleurs. Je suis ivre de fleurs.
Je tombe et c’est un matin, quand la moitié de notre maison est partie dans un glissement de terrain. C’est le printemps. L’immense cerisier, dix mètres plus bas, en plein milieu de la route. Légèrement incliné, en fleur. Abondamment en fleur.
Je tombe. J’ai tout le temps devant moi. J’ai seize ans. Je traverse La Californie dans un Bus avec tous les autres jeunes qui ont passé un an aux Etats-Unis. Je suis heureuse. Le bus porte le numéro onze. Onze est mon chiffre porte-bonheur. Je L’inscris sur une feuille de papier et je dessine des étoiles et des coeurs tout autour. Le joueur de guitare est derrière moi. Il est très beau. Il joue. La police secrète du Shah a torturé les parents de l’Iranienne. Je suis contre le Shah. Que c’est exotique ! J’ai une copine en Iran. Le joueur de guitare joue toujours. Nous chantons tous : « Riders on the storm… ».
Je tombe. Pourvu que ça dure. Je suis à Tokyo. C’est la première fois que le Chinois me cherche dans la voiture blanche pour m’amener au club. Je fais du striptease pour gagner de l’argent. Personne ne saura jamais qu’un jour j’ai fait du striptease pour gagner de l’argent. J’ai une copine maintenant qui vient de l’Australie et que j’appelle : « Honeymoon ».
Je tombe… à Bombay. Quand je suis triste, je ne sors pas dans la rue. C’est très dangereux. Quand je vais bien, rien ne peut m’arriver. Je suis à Katmandou, je suis à Mexico City, je suis de retour à Santa Monica en Californie, je fais du cirque, je danse, je fais du théâtre, je tombe, je tombe et tout à coup une question m’attaque par derrière:
« Est-ce que j’ai bien fermé la porte de mon appartement en partant pour l’entraînement ? Est-ce que j’ai fermé ma porte ?! » de plus en plus fort : « Est-ce que j’ai fermé ma porte à clef, est-ce que j’ai fermé ma porte à clef ? » C’est une question brûlante, méchante, stridente, une question : Est-ce que, Est-ce que… ??» … une question qui n’a pas de réponse. C’est une question de vie et de mort. Tant que je n’ai pas de réponse, je ne peux pas mourir. C’est à ce moment précis », dit ma copine la trapéziste, « que je sais que je ne vais pas mourir. Boooum ! » Voilà pour une expérience de gravité. Une chute.
Je regarde le réveil de la trapéziste. Il indique quatre heures du matin. Ma copine, la trapéziste, m’a raconté son expérience de gravité, m’a raconté l’accélération de son corps en chute verticale vers le centre de la terre, et qui représente un espace de temps d’une seule seconde. Ça fait « un… bouum » Une seconde en cinq heures !
Ma copine trapéziste va bien. Elle dit que sa chute l’a transformée. Elle dit qu’elle ne voit pas la vie de la même manière. Elle dit qu’elle a appris quelque chose. Ma copine dit qu’elle va bien. Moi je suis malade. Mes balles continuent à tomber et je me vois mal en faire toute une histoire. C’est vite raconté : Ça fait vingt ans que je lance des balles d’une main à l’autre. Fin.
Instant de grâce
C’est en Afrique, quelque part dans la forêt vierge, au bord du fleuve Congo. Je jongle. Plus loin un pêcheur travaille sur sa pirogue. Il vient me voir et me demande : « Comment s’appelle ce jeu? » Je lui dis : « Ça s’appelle, jongler. » et je lui montre trois balles: «J’ai deux balles dans ma main droite et une balle dans l’autre. Je commence là où j’en ai deux. Je lance une balle en l’air, en direction de ma main gauche. Quand la balle en l’air est en train de retomber, je lance la balle de ma main gauche en l’air, vers ma main droite. Quand cette dernière est en train de retomber vers ma main droite, je lance ma troisième balle en l’air vers ma main gauche etc. « Je lui tends une balle. Je lui dis : « Il faut déjà commencer avec une balle », mais le pêcheur prend les trois balles, et me regarde comme j’ai regardé moi-même mon père lorsqu'il m’a offert mon premier vélo. Le pêcheur au bord du fleuve Congo n’apprend pas à jongler. Il jongle ! Il sait le faire immédiatement. Je n’ai jamais vu un tel phénomène. C’est moi maintenant, qui le regarde, comme j’ai regardé mon père quand il a fait disparaître la pièce de dix Pfennig devant mes yeux d’enfant. Et quand je reprends mes esprits, et quand je suis á peu près sûr que ce que je vois devant mes yeux se passe réellement, le pêcheur n’est déjà plus là. Je l’entends hurler, courir en hurlant vers la forêt vierge, disparaître dans la jungle et puis plus rien. Je suis seul au bord du fleuve Congo. Mais dans le village du pêcheur de Congo, la vie va changer. C’est le lendemain que je découvre une scène irréelle. Tout un village qui jongle : Avec des noix de coco, des sachets de riz, des choux, des balles de tennis, des couteaux, des bâtons, des fruits de toutes sortes. Tout le monde en train de jongler, en train d’apprendre à jongler. Mon copain, pêcheur, sautille d’une personne à l’autre pour expliquer, pour montrer, pour hurler de joie. Le temps en suspension. Un village, menacé quotidiennement par la guerre civile, affamé, coupé de tout système sanitaire…, un village dont les enfants meurent, un village qui souffre arrête de souffrir. Le temps d’un instant. Le temps d’apprendre un jeu stupide: jongler. Quelle est cette puissance cachée derrière un jeu puéril ?
Le temps
Il y a un principe scientifique qui consiste à prouver quelque chose en cherchant à prouver le contraire. Moi, je ne prouve rien ! Mais pour saisir l’immensité de ce qu’il se passe dans un instant où un village oublie son destin, pour saisir l’instant d’un point mort où le temps est suspendu et la gravité n’existe pas, pour saisir le corps d’un instant, insaisissable par nature, je procède par le détour : son contraire. Le temps. Là, c’est très simple: Dans le temps je suis né, je ne sers à rien et je meurs. Fin de mon espace de temps. Cet espace de temps s’étale sur une duré… on va dire pour rester dans un exemple concret, sur une durée de soixante-quatorze ans. Au bout de soixante-quatorze ans, je vais… on va dire… je vais attraper un cancer de la prostate. Oui, Ça c’est bon, c’est tout à fait plausible. Au bout de soixante-quatorze ans, je meurs d’un cancer de prostate. Fin de mon espace de temps. A l’intérieur de cet espace de temps, qui est le mien (j’en ai pas un autre), les choses sont comme elles sont, basées sur les loi de la gravitation et sur les lois du temps et cette espace de temps peut toujours se comprimer. Si par exemple, je déclare…: Je réfléchis. Je cherche un exemple. Ah oui... Si, par exemple, je déclare l’année prochaine, que je serai submergé par mes problèmes. Je peux toujours déclarer que je suis submergé par mes problèmes, non? et si par le fait que je crois être submergé par mes problèmes, je me mets à boire pendant les sept ans qui vont suivre, des quantités complètement exagérées d’alcool. Par exemple, deux bouteilles de Whisky tous les jours et trois le samedi, parce que le week-end, on peut quand même boire un coup, et quatre bouteilles le dimanche, parce que les dimanches c’est triste! Eh bien, mon espace de temps initial de soixante-quatorze ans, à l’intérieur duquel les choses sont comme elles sont, basées sur la gravité et le temps, cet espace va se réduire considérablement et on va dire qu’à l’âge de cinquante trois ans : fin de mon espace de temps. cirrhose de foie. Mais même cet espace de cinquante-trois ans, à l’intérieur duquel les choses sont comme elles sont, empêchées par la gravité, étranglées dans le temps… . Eh bien, cet espace peut toujours se comprimer. Si par exemple… ce soir, pour des raisons complètement secondaires ou pour aucune raison, je me mets en colère contre ma copine. (J’en ai pas la moindre idée de ce que je suis en train d’écrire…) Bon. Si ce soir, je me mets en colère avec ma copine – non, contre ma copine et parce que je me mets en colère, ma main droite suit mon émotion comme il se doit et se transforme pour cette raison en poing. Bon. Si à ce moment précis ma tête voit ma main, sculptée en poing, se demande: « Qu’est-ce que je peux bien faire avec ce poing ? » toujours cette même tête, qui est la mienne, voit ma copine, qui fait une grimace ou qui ne fait rien du tout, et s’en fout ! Mais ma tête, pour être à la hauteur de l’émotion, donne l’ordre à ma main droit, de la balancer, en tant que poing, dans l’estomac de ma copine. Si ma main droite, à ce moment-là, exécute cet ordre stupide sans poser la moindre question, et elle ne va pas poser de question, ! Tu demandes à une main de jouer au piano, elle va jouer du piano, tu lui demandes de lancer une balle, elle va lancer une balle et si ma tête demande à ma main, transformée en poing de la balancer dans l’estomac de ma copine, je peux te dire que cette même main, transformée en poing, va trouver un méchant plaisir de le faire. « Haha, ça va barder ! » elle dit et: Booum ! Sur quoi ma copine prend le fer à repasser. Ça va très vite, elle prend le fer à repasser qui se trouve par hasard à ses côtés et elle me le casse sur ma tête d’une telle violence que je meurs sur le coup. Mort, mais mort, complètement mort. C’est du jamais vu. Un drame ! Si les choses se passeront ainsi vers vingt heures ce soir, mon espace de temps, qu’on va appeler ma vie pour simplifier, cet espace de temps va se comprimer à l’aide du fer à repasser de ma copine, sur quarante-cinq ans quatre-vingt-sept jours, vingt minutes et dix-sept secondes. Toujours est-il que même raccourci dramatiquement, à l’intérieur de cet espace de temps, les choses sont comme elles sont basées sur les lois de la gravitation et le dictat implacable du temps. Après, il n’y a plus la gravité. Après il n’y a plus le temps. Après il n’y a plus rien.
Mais avant ? Avant quoi ? Avant moi ! Avant que mon temps arrive, je n’ai pas non plus la moindre notion de temps ni de gravité. Je flotte joyeusement dans le ventre de ma mère appartenant à la famille des têtards et je suis bien ! Ma mère joue du violon en espérant que je vais un jour me tourner vers la musique et mon père lit à haute voix, devant le ventre de ma mère, les valeurs du CAC 40 du journal économique en espérant qu’un jour, je gagnerai bien ma vie. Ça s’appelle la stimulation poste natale. C’est très important !
Et puis arrive le choc, arrive le traumatisme, duquel jamais un homme ne s’est remis de son vivant, arrive ma première expérience de gravité, ma naissance, la chute : « Splatsch ! » je suis là ! «On peut appeler destin », comme dit le philosophe, «que l’homme est né dans une isolation radicale qu’il faut qu’il saisisse de manière déterminée sur son chemin implacablement temporaire, vers le soi, et sa propre mort. » C’est de moi qu’il parle le philosophe. Je suis là et je vais faire à partir de maintenant une trajectoire, inéluctable dans le temps, vers son but unique: la fin. Mathématiquement parlant, ma vie à peine commencée est déjà en train de finir avec la même vitesse avec laquelle elle va finir trois minutes avant ma mort, mais pour l’instant, je n’en suis pas là. Je suis juste un ver blanc couvert de sang, de pisse et de gras et je ne sais rien faire. Dans un film à la télévision sur la vie des girafes, j’ai vu la naissance d’une petite girafe. La petite girafe, ça tombe de sa mère, ça se lève et ça part avec la mère. Direct. La petite girafe sait déjà tout faire, comme une grande. Alors qu’un homme qui naît, c’est une tout autre histoire. Un homme qui naît ne sait rien faire et quand je dis : « rien » c’est vraiment rien. Il faut tout apprendre, si je veux rester parmi les hommes et puisque ma mère est déjà dans une autre salle de réanimation en train de perdre du sang et puisque mon père est dans un état secondaire et qu’il ne sait plus comment il s’appelle, c’est le médecin qui va m’apprendre la première chose de ma vie : en me prenant par les pieds il me donne une gifle, «clatch! » sur quoi je me mets à pleurer immédiatement. La première chose que j’apprends dans la vie c’est : pleurer et á la fin de cette toute première pleuration, je suis tellement à bout de souffle que je me mets à inspirer. J’inspire, j’inspire, j’inspire toujours… quel plaisir ! La deuxième chose que j’apprends dans la vie c’est : inspirer. Pleurer, inspirer, pleurer, inspirer, ainsi je me mets en route.
Une fois passée la première étape, il faut que j’apprenne à manger et puis à digérer. On me compresse la poitrine, on me frappe sur le dos, on me tient à l’envers. Je vomis, je rote, je chie, je pisse, je hurle et tout le monde est très content.
Au-dessus de mon berceau est accroché un lapin. Quand ma mère tire la ficelle entre les jambes du lapin il se met à jouer la neuvième symphonie de Beethoven. Stimulation prénatale! Stimuler, stimuler, ne rien laisser au hasard. Je suis fils unique. Je suis au centre. C’est ainsi qu’on me voit : marcher sur mes quatre membres. Mon père devant, ma mère derrière, à douze pattes nous traversons notre maison pendant des heures et le père trompète: «Il marche! Il marche à quatre pattes! Quel talent!»
Mes parents me parlent : « dis Maman, » dit la mère. « Dis Papa », dit le père jusqu’au jour, où pour mettre fin au harcèlement, je dis : « Mapamapapamonpamon » « Il a dit maman ! Il a dit papa ! est-ce possible ! C’est un génie ! » hurlent mes parents qui se jettent dans les bras, ivres de joie. Mon père veut immédiatement m’inscrire dans une école d’élite quelque part en Angleterre, mais la mère dit : « Doucement, une chose après l’autre. On ne va pas le rater, celui-là. » L’apprentissage suit son cours. Il faut que je me lève. Faut que je me lève contre la gravité coûte que coûte. Faut que je me hisse sur mes deux jambes. Je me hisse et je tombe, je me hisse et je tombe. Un jour, avant de perdre mon équilibre vers l’avant je pose un pied. J’ai compris le système. Je me bascule vers l’avant et juste avant de tomber, je pose un pied pour faire barrage à la chute. Marcher, rien d’autre que des chutes à répétition vers l’avant, déjoués par les jambes. Faut du temps pour comprendre si personne ne te le dit. J’apprends, je dois apprendre : marcher, pisser dans une cuvette, donner des baisers sur la joue de vieilles personnes qui débarquent chez nous, parler allemand (je suis né en Allemagne) donc : allemand première langue. (Ce n’est pas du gâteau.) Apprendre, toujours apprendre : ne pas salir mes pantalons de dimanche, s’endormir sans pleurer, se réveiller sans pleurer, terminer son assiette sans pleurer, entendre ma mère pleurer et chercher mon père au bistrot sans pleurer. J’ai appris tellement de choses de ce monde qui est comme il est, et pourtant je suis encore tout en haut de ma pente qui mène mon histoire à sa fin.
C’est le grand jour, l’entrée à l’école. A l’école il faut que j’apprenne à être assis droit, à regarder devant. Toujours devant. Il faut que j’apprenne à me taire quand je veux parler et à parler quand je veux me taire. J’apprends à lire et á écrire, à compter jusqu'à 100, à être roué de coups par Wolfgang Breger qui est le plus fort de la classe et dont le père est riche, et rouer moi-même de coups mon camarade Jürgen Schmitt qui est le plus faible de la classe et dont le père est au chômage. Ainsi va ma vie dans le temps qui est, et qui fait tic tac d’un moment à l’autre comme pensait Isaac Newton. Bildung ! La culture ! Le père dit, « il faut que tu passes au lycée, sinon tu seras femme de ménage. » Quelle perspective, devenir femme, devenir femme de ménage. Je vais au lycée.
Au lycée, il faut que j’apprenne les langues étrangères sans jamais les apprendre, faut que je comprenne que l’homme maîtrise la réalité. Il la soumet à cet égard à des expériences scientifiques qui ratent parce que l’homme n’est pas parfait. Et un jour au printemps, il faut que je tombe. Tomber. Tomber amoureux de la plus belle fille du lycée, qui elle, parce qu’elle est la plus belle fille du lycée, est amoureuse du garçon du lycée dont le papa est le plus riche et qui n’est pas mon papa. Je sombre. Je sombre dans mon premier chagrin d’amour, celui qui est le plus féroce, celui dont on ne se remet jamais. On me dit : « Quand même, faut que tu passes à autre chose. » faut que tu passes ton Baccalauréat et que ça soit un Baccalauréat scientifique pour avoir plus de choix après, alors ça sera ainsi.
Et puis faut que j’intègre l’université pour étudier, pour apprendre, toujours apprendre à me retenir, à retenir dans ma mémoire l’équation de dispersion de Carl Friedrich Gaus. Mais aussi: A l’université, il faut que je continue à sortir avec des filles. Quatre ou cinq, pas plus ! et avec chaque fille mon chagrin d’amour doit diminuer jusqu’à la dernière ou il n’y a plus de chagrin du tout. C’est précisément avec celle-là que je dois rester, que je dois construire un foyer, intégrer le cosmos universel du travail et des vacances, acheter une maison avec un garage pour mettre une voiture dedans, et acheter une voiture pour la mettre dans le garage.
Du moment que j’ai la copine, une maison, un garage et une voiture, il faut que je fasse avec ma copine un ou deux enfants et que je leur apprends à pleurer, à inspirer, à manger, à digérer, se lever contre la gravité, toujours contre ! A parler, à regarder droit devant toujours devant, à lire et à écrire, à être roué de coups du plus fort mais rouer de coups eux-mêmes les plus faibles, à considérer la femme de ménage avec dégoût sans l’avouer publiquement, à aller au lycée pour tomber amoureux de la plus belle fille, à se taper le premier chagrin d’amour et ne pas y remettre. Assez pleuré. Faut qu’ils passent leur Baccalauréat, l’université, continuer à sortir avec des filles, sept ou huit filles, parce que les temps ont changé, et qu’avec chaque fille, le chagrin d’amour diminue jusqu’à la huitième, où il n’y aura plus de chagrin d’amour du tout: Qu’ils restent avec celle-là! Qu’ils construisent un foyer, une maison, avec un garage et qu’ils fassent eux-mêmes un ou deux enfants, pas plus, et qu’ils leur apprennent à pleurer, la gravité et le chagrin.
Ainsi va ma vie et ainsi va mon temps sur cette terre, où les choses basées sur des lois scientifiques sont ciselées en granit qui m’assure qu’une tonne de pommes de terres n’est rien d’autre que mille kilos de pommes de terre, ce qui est l’équivalent d’un million de grammes de pommes de terre et cette tonne de pommes de terre peut se multiplier par mille. Mille tonnes de pommes de terre ! …et parce que je suis né où je suis né toutes ses patates sont pour moi !
Tout va bien. Sur ma trajectoire dans le temps je suis suspendu pile au milieu. Quand je regarde au-dessus de moi, ma naissance est infiniment loin. Tout en haut tout petit. Quand je regarde en bas, ma mort est déjà là, mais toute petite, minuscule, ridicule.
Je n’ai pas le temps. Je n’ai jamais le temps. Je cours, je pue, je bois, je fume. Ainsi va ma vie en trébuchant toujours en direction de l’attraction terrestre et sans jamais se retourner dans le temps jusqu’au jour où on me dit : « Merci Monsieur, pour avoir passé votre temps, au revoir ! » Me voilà à la retraite. Je suis bien. Je n’ai jamais été aussi bien ! C’est le bonheur, que du bonheur… à l’exception de mon problème de genou, mais c’est tout à fait normal. J’ai lu que dans l’évolution, l’homme s’est levé trop vite. Ses genoux n’ont jamais suivi cette ambition. Leur pérennité reste calculée sur une distribution de poids à quatre pattes et non pas á deux. Comme les hippopotames. Qui a déjà vu un hippopotame se tenir les genoux de douleur ? Bon, du moment que j’ai des problèmes de genoux, il y a une répercussion dans la façon dont je me déplace, ce qui crée un grincement dans le dos. Imperceptible pendant de longues années, mais un jour ça coince entre deux vertèbres, ça comprime des nerfs susceptibles de lever mes cuisses, ça plante des couteaux dans mes hanches, ce qui provoque à nouveau une répercussion dans mon attitude, en d’autres termes : Je me courbe de plus en plus.
A côté de ces petits bobos, je n’ai jamais été aussi bien ! Sauf peut-être mes yeux. On a découvert un glaucome. Il s’agit du nerf optique qui s’autodétruit au fur et à mesure que le temps passe et quand on s’en aperçoit c’est trop tard. On me dit qu’il y en a beaucoup de gens qui ont un glaucome. Je suis pratiquement aveugle, mais c’est tout à fait normal. Je vais bien. Je n’ai jamais été aussi bien. Sauf mes oreilles. J’entends mal et… et… et… ma mémoire : Ma mémoire me laisse tomber. J’ai trouvé deux dents noires dans ma poche. Mes dernières dents sont tombées hier, ou un autre jour…je ne me rappelle plus. Je n’ai plus de dents. Je ne peux plus mâcher. De toute façon je n’aime plus manger. Je n’aime plus rien.
Mes cheveux tombent. Mon crâne est couvert de pellicules. Ce sont de cellules de peau morte. Un million de cellules sur un centimètre carré de mon crâne meurent chaque jour et tombent. Vu mon âge, ces cellules ne sont remplacées que très marginalement et de moindre qualité. Si par exemple je gratte mon crâne, parce que mon crâne me gratte, je saigne. Les gouttes de sang tombent et quand les saignements s’arrêtent, un liquide jaune continue à couler. A propos, je ne peux plus me retenir. Je pisse dans mon froc. Je ne suis plus étanche. Je suinte par tous les trous, par ma peau. Tous ces millions et milliards de cellules qui se détachent de moi et qui tombent. Je tombe en ruines. Je panique. Je perds mes repères. J’essaie à me concentrer. Je marche dans la rue, des pensées sombres et je me prends un poteau. Boum ! Tout le monde rigole. Pas besoin d’entendre, pas besoin de voir. Je le sais. Voir quelqu’un se prendre un poteau et tomber c’est très con. Mon sac tombe. Les deux bouteilles de vin et de lait cru se sont cassés. Les liquides, rouge et blanc s’entremêlent selon la loi du deuxième théorème de la thermodynamique, qui dit que le désordre augmente au fur et à mesure que le temps passe. C’est le poteau du nouveau lampadaire à côté du pancarte: »Votre ville s’embellit ». Je suis par terre. Je suis mal. Je suis très mal. Je ne sais plus ce que je dois faire. Je panique. Quelqu’un est penché au-dessus de moi. Je le distingue. Est-ce un homme ? Es-ce un autre ? comme disait l’écrivain : il me vient « à l’esprit les mouches qui s’efforcent de se détacher du papier tue-mouches au point de s’en arracher les pattes ». Et je hurle « Qu’est-ce que je dois faire ? bon dieux, que quelqu’un me dise ce que je dois faire!» L’homme penché au-dessus de moi, si c’est un homme et pas une femme, si ce n’est pas une femme mais un agent de police… me dit : « Monsieur vous êtes foutu » et c’est vrai ! Je suis foutu. J’ai soixante quatorze ans. C’est la fin de mon espace de temps á l’intérieur duquel les choses sont comme elles sont, basées sur les lois de la gravitation et les lois du temps. Je tombe dans ma tombe. Je suis mort.
Echapper au temps
Ce que je décris ci-dessus s’appelle une vie heureuse. Après la vie, plus de gravitation, plus le temps. Après la vie, il y a quoi ? Personne ne sait rien. Personne n’a jamais rien su. C’est la folie. Je n’ai rien contre la mort, mais quand elle arrive, je ne veux pas être là, dit l’autre, mais si jamais j’étais là? Il faut que je m’y prépare. Qui peut savoir, sinon Dieu lui-même? Ou au moins son fils. Si quelqu’un doit être serein face à la mort c’est lui. Tu imagines à la question: «Qu’est-ce qu’il fait ton papa? » tu dis : « Mon papa fait Dieu». Fils-à-papa, bombé de confiance. Mais non, pas du tout! Ce fils de Dieu, juste avant de mourir il a peur. Il ne croit plus du tout à ce qu’il est sensé de croire. Jésus panique! «Mon Dieu, mon Dieu, pour quoi m’as-tu abandonné!» s’écrie-t-il, alors qu’il n’était nullement abandonné, que tout se passait parfaitement comme convenu. J’ai tout lu. Si Jésus, fils de Dieu lui-même perd sa contenance face à la mort, moi, fils de petit fonctionnaire viré pour cause d’alcoolisme, ça doit être mille fois pire: « un chemin de croix sans nombre de stations ni espoir de crucifixion », comme disait l’écrivain. Devant l’immensité du rien qui nous attend tout le monde devient fou !
Echapper au temps
J’ai un copain, professeur de géographie. Le professeur de géographie n’est pas fou. Il porte des lunettes, fait du jogging le samedi au bois de Vincennes et amène ses deux enfants au musée de sciences naturelles le dimanche. Je l’observe pendant vingt-quatre heures et ne trouve pas la moindre trace de folie. Comment fait-il? « Je dors huit heures toutes les nuits», dit-il. Ah ha ! Mon copain dort huit heures tous les nuits, c’est intéressant. Ça fait cinquante-six heures de sommeil par semaine, ça fait pas loin de dix jours par mois, ça fait trois mois de sommeil dans une année ça fait un quart de siècle d’hivernage dans la vie de mon copain. Un tiers de sa vie de professeur de géographie, mon copain n’est pas là. Il est où? Il ronfle paisiblement dans son lit et ainsi échappe à ce monde, échappe à la notion de gravité et du temps. Devant l’immensité de rien, qui nous attend au bout d’une vie où les choses sont dictées par la gravité et le temps, l’homme doit devenir fou ! Pourquoi il y en a qui ne le sont pas ? troublé, je rentre à la maison et je me soumets à une série d’expériences scientifiques à la recherche du mystère
Voici et pour la première fois, la publication des extraits de mon carnet de laboratoire :
Première expérience scientifique:
Phase A: Je vais à dix-huit heures précises au carrefour de ma ville et j’observe l’agent de police qui règle la circulation. Alors que l’agent de police me tourne le dos, j’en profite pour lui donner un coup de pied au cul.
Phase B: Après avoir administré un coup de pied au cul du gendarme qui règle la circulation du carrefour, je ne prends pas la fuite. Je reste où je suis et j’attends attentivement ce qui va se passer.
Observation: La tête juge la situation et applique strictement les règles. Alors que pendant la phase A, Tête et corps se trouvent dans un joyeux accord, dans la phase B : Là où je dois rester et attendre attentivement ce qui va se passer, mon corps, contre l’avis de ma tête, prend immédiatement la fuite.
Deuxième expérience scientifique:
Phase A: Je prends rendez vous avec Madame O., (qui est une bombe) la femme de mon copain professeur de géographie. Important détail : Mon copain n’est pas là.
Phase B: J’essaie d’impressionner la femme de mon copain, qui est une bombe, jusqu'à une heure avancée de la nuit et si j’y parviens, je lui dis : « Merci pour la belle soirée », et je pars.
Premier déroulé, observation: Concernant Phase A, Tête et corps se jettent corps et âme dans l’aventure. Phase B : Ma tête rentre tranquillement à la maison et ne se doute de rien pendant que mon corps s’ébat dans le lit avec la femme de mon copain qui est une bombe.
Deuxième déroulé, observation: malgré un effort qui touche au ridicule, je n’arrive pas á impressionner la femme de mon copain qui est une bombe. Mon corps est obligé de rentrer à la maison, mais ma tête reste entre les jambes et la poitrine de la femme de mon copain.
Troisième expérience scientifique:
Phase A: Mon corps dit: la cigarette est une source de plaisir. Ma tête dit: La cigarette est un risque mortel. Phase B: Je me dis que je vais arrêter de fumer.
Observation: Contre toute attente c’est très facile. Chaque fois que je m’y soumets à cette expérience scientifique, et je me soumets au moins douze fois par an, j’arrive à arrêter de fumer.
Quatrième expérience scientifique:
Phase A: J’accroche une casserole au-dessus de la porte de mon appartement de manière que si j’ouvre la porte pour quitter mon appartement, la casserole me tombe sur la tête.
Phase B : Je retourne dans mon appartement. Je me mets de la musique. Je danse et je chante: « ha ha ha tralllala, trillili tudeldu.. » pendant cinq minutes. J’arrête la musique et j’arrête de danser et chanter. Je ne me rappelle plus trop ce que je devais faire et décide de sortir pour vider ma boite aux lettres. Blonge!
La casserole est tombée sur ma tête. Grosse décharge de frayeur dans le corps, colère dans la tête qui prend une série de mauvaises décisions: Primo: Frapper dans la casserole avec le pied. Observation: Fracture du gros orteil. Secundo: Frapper de colère avec la jambe dans la porte. Observation: Trou dans ma porte et luxation des hanches. Je suis obligé d’interrompre prématurément l’expérience.
Cinquième expérience scientifique:
Phase A: Mon corps doit supporter ma tête pendant toute une journée. Je la porte bien sur mes épaules et je traverse la journée sans encombre.
Phase B: Juste pour rigoler: C’est ma tête, qui pense tout savoir, qui va supporter mon corps pendant toute une journée. Je me mets pour ça en équilibre de tête et j’attends. Au bout de cinq minutes, ma tête fait déjà moins le malin. Au bout de dix minutes, ma tête est morte. Elle est prête à tout avouer.
Sixième expérience scientifique:
Phase A: Je suis jongleur. Je suis malade. Je suis déprimé. Je monte au neuvième étage pour me laisser tomber par la fenêtre.
Phase B: Je m’exécute.
Observation: Je ne le fais pas, parce que j’ai peur de me faire très mal.
Conclusion: Corps et tête ne sont pas d’accord. Ce n’est pas nouveau. Le corps prend l’initiative au-dessus de la tête. Ce n’est pas nouveau. Les choses essentielles de la vie sont vécues dans le corps : La peur, le désir, le plaisir, mais aussi le choc, l’urgence, la frayeur, mais aussi l’harmonie et le sommeil. Ce n’est pas nouveau. Toutes ses choses essentielles sortent de la catégorie de la gravité et du temps. Aha!
Je dors: pas de notion de gravité, pas de notion du temps
Je picole gentiment et je chaloupe dans la rue : pas de notion de gravité, pas de notion de temps.… ou : Le temps d’un film au cinéma : « Je n’ai pas vu le temps passer » ou un livre. « pendant trois jours je n’étais disponible pour personne. » Le temps d’un baiser, d’un regard, d’une cigarette, d’un joint, d’une blague, d’une pipe…. Toute connerie est bonne pour échapper à la gravité. J’ai un copain, prêtre qui a deux maîtresses. Ce n’est pas logique. Toute connerie est bonne pour échapper au temps. Échapper comment ? Avec le corps ! Je viens ainsi d’apporter la preuve que l’adultère n’est rien d’autre qu’une application physique des lois de la gravitation, qu’une bouteille de whisky le mardi après-midi est mathématiquement logique et c’est ainsi qu’un pêcheur au fin fond du Congo lance une balle en l’air et pour un instant la balle est là : suspendue à son point mort, entre haut et bas, entre passé et futur, suspendue au présent, où la balle échappe à son poids, échappe à la pesanteur, échappe à la gravité, à cette première règle du jeu de la vie qui fait que les choses sont comme elles sont, inébranlables et pour toujours. Et le pêcheur du Congo échappe avec sa balle. C’est la porte de secours. L’issue. Son corps a touché le présent, l’infini et il va partir en courant vers son village pour prêcher la sainte écriture. Pourquoi jongler ? Parce que c’est simple. J’ai appris à jongler trois balles en une heure. Le pêcheur l’apprit en une seconde. Jongler est simple. Je n’ai pas besoin de faire des gammes de piano pendant des années, enfermé par la mère dans le salon, avant de pouvoir jouer le moindre Tudeldu, non. Avec un truc ! et ce truc s’appelle: saisir la chute avec le corps, transformer la chute en rythme, transformer le rythme en point mort, toucher avec le corps ce point où la balle a suspendu le temps et partir avec lui. Ce jeu s’appelle: jongler et c’est simple! En une minute, le pêcheur peut expliquer l’essentiel. Le village, tout le village jongle !
La maladie des jongleurs
Voilà pour la corrélation, entre corps et tête, entre connerie et raison, entre gendarme et coup de pied au cul, entre jonglage et guerre civile au Congo. Mais du moment que le jonglage est source de plaisir, pourquoi les jongleurs sont-ils malades ? Pourquoi je suis malade ? Quelle est cette étrange maladie des jongleurs ? Je voulais trouver et j’ai trouvé le contraire. Alors je tourne une dernière fois la clef dans le vieux cadenas, enlève la grosse chaîne et remonte la grille rouillée. Je pénètre dans l’obscurité de mon laboratoire où je vais me soumettre une dernière fois à des expériences scientifiques. Je vais refaire tout ce que j’ai fait pour voir si je ne peux pas découvrir la faille, si je n’ai pas omis un détail, la trappe cachée derrière laquelle se trouve le gouffre, l’abîme des jongleurs.
Première expérience scientifique :
Phase A : j’apprends à jongler à trois balles en une heure et je suis très content.
Phase B: Hors de moi, je montre l’exploit à ma copine, mais les balles tombent.
Deuxième expérience scientifique :
Phase A: J’apprends à jongler à quatre balles en quatre semaines et je suis très content.
Phase B: Hors de moi, je montre l’exploit à ma copine, mais les balles tombent.
Troisième expérience scientifique :
Phase A: Je m’acharne pendant 365 jours et j’arrive à tenir cinq balles en l’air. Je suis ivre de joie.
Phase B: je suis tellement gonflé que je quitte ma copine et montre mon exploit dans la rue en étant convaincu qu’une copine encore plus belle va passer…
Observation: …mais les balles tombent.
Quatrième expérience scientifique:
Phase A: Je sais presque jongler avec six balles. Pour l’apprendre une fois pour toutes, je vais dans la meilleure académie des arts du cirque du monde. Je prends des cours de jonglage, je prends des cours de danse, d’acrobatie, de musculation, de condition physique, de biométrie. J’apprends le calcul de probabilité et la théorie du hasard. Je prends des cours d’histoire de cirque, de yoga, de méditation, mais aussi d’écriture, d’improvisation, la respiration, et d’apnée. J’étudie l’œuvre : Philosophiae Naturalis Principia Mathematica d’Isaac Newton et toujours dans un seul but: Apprendre à jongler avec six balles. Je me soumets à ce régime pendant cinq ans et pendant dix heures tous les jours.
Phase B : Dans un spectacle nommé « spectacle de sortie » je montre ce que j’ai appris…
Observation : …mais mes balles tombent.
Cinquième expérience scientifique:
Phase A: Je commence à faire le jongleur dans des petits cirques. Puis je fais le jongleur dans de plus grands cirques et puis je fais le jongleur dans des cabarets du monde entier. Finalement je monte mes propres spectacles de jonglage.
Phase B: Je me soumets à ce régime pendant dix ans.
Observation: Mes balles tombent implacablement partout où je me produis, alors je monte au neuvième étage de mon immeuble pour me laisser tomber par la fenêtre de mon appartement. Finalement je ne le fais pas par crainte de me faire très mal.
Sixième expérience scientifique:
Phase A: J’ai entendu un bruit : « Toc ! » Le bruit d’une balle qui tombe : « Toc!» et puis la balle rebondit encore trois fois : « toc, toc, toc » et puis la balle ne rebondit plus mais roule au coin le plus éloigné de la salle. C’est la première fois de ma vie que j’entends une balle tomber.
Je continue à jongler et chaque fois qu’une balle tombe j’entends : « toc ! » et puis « toc, toc, toc» et puis les balles roulent au coin le plus éloigné de la salle. C’est extraordinaire!
Comment je n’ai pas pu entendre ça pendant toutes ces années ?
Phase B: Je m’achète immédiatement un ticket pour Moscou et je me mets au premier rang du cirque. J’observe le champion du monde, celui qui a lancé douze anneaux en l’air. Ce soir, il fait tomber. Il sort de la piste et il se met à pleurer comme un enfant. Le champion de monde pleure( !) parce qu’il a fait tomber. Je me présente et je lui fais écouter le bruit de ma balle qui tombe : « Toc ! - toc-toc-toc – rien ». Je lui demande si ce bruit lui dit quelque chose. Il essuie ses larmes, il hausse les épaules: « Non ce bruit ne me dit rien du tout. » me dit-il en russe.
J’achète un billet de train pour Berlin et je me mets au premier rang du Cabaret Wintergarten. J’observe attentivement le légendaire jongleur, celui qui a surpassé les exploits de Rastelli. Ce soir, il fait tomber. A la sortie il est tellement hors de lui qu’il casse tous les miroirs dans sa loge et on me dit que c’est comme ça chaque fois qu’il fait tomber. Mon enregistrement, il ne veut même pas en entendre parler. Il sort son revolver et me vire avec des gestes qui ne laissent aucun doute sur son intention.
Je prends le train pour Bruxelles, je prends le bateau pour l’Amérique, un avion pour la Chine. Partout dans le monde, les jongleurs sont fous ! malades ! Mais aucun des jongleurs de cette planète n’a jamais entendu mon enregistrement : Une balle qui tombe.
Je retourne dans mon laboratoire, plus désemparé que jamais.
Observation: Je n’ai plus personne à qui m’adresser. Ma tête est penchée vers l’avant et je vois mon corps. Sans me faire la moindre illusion je lui demande s’il a déjà entendu ce bruit: « Toc ! et puis toc… toc… toc… et puis rien », la balle qui tombe. Mon corps dit qu’il a entendu ce bruit depuis la première journée et qu’il continue à l’enregistrer tous les jours. Mon corps me montre 3 millions 256 mille 852 chutes, péniblement enregistrées partout dans mon corps au cours des dernières vingt années. Je n’en reviens pas! Je m’adresse à ma tête, mais comme d’habitude il est déjà ailleurs.
Je suis à deux doigts de la délivrance! Je prends à nouveau le train, cette fois-ci pour un petit village au fin fond de la France et je sonne à la porte du plus grand funambule de tous les temps. Celui qui a traversé les chutes de Niagara sur son fil, celui qui a fait la traversée entre les Twin Towers du World Trade Center, (qui sont tombeés depuis). C’est un vieil homme, calme, rangé, parfaitement serein, qui aime le fromage et la pêche. Le plus grand funambule de tous les temps, malgré les dangers multiples qu’il a traversés dans sa vie, n’est nullement malade. Je lui fais écouter mon enregistrement. «Qu’est-ce que c’est?» et il me répond sans aucune hésitation: « C’est la balle en plastique d’un jongleur qui tombe.» « juste ! c’est exactement ça ! comment as-tu fait pour l’identifier si vite?» Nous sommes sortis, au bord du canal. Nous mangeons du Camembert et nous buvons du vin rouge de Bourgogne. Nous fixons le flotteur de la ligne de pêche à la surface de l’eau. Nous sommes assis dans un brouillard épais et le plus grand funambule de tous les temps, celui qui s’est marié sur un fil, tendu à vingt mètres au-dessus de la place de l’église, me dit : « Nous, on ne peut pas se permettre de tomber, c’est très con, sinon on est mort. «À tout moment je dois être capable à m’accrocher à mon fil. Quoi qu’il arrive, si je ne suis pas sûr à 100 pour cent de ce que je vais faire, je m’accroche avec une longe ou nous tendons un filet au-dessous. Jamais le moindre petit saut, sur un fil à grande hauteur, sans savoir, quoi qu’il arrive, que je suis capable d’empêcher la chute. C’est très simple. C’est une question de vie et de mort. Imagine un jongleur qui, dès qu’il lance une balle en l’air, l’accroche à une longe parce qu’il ne peut pas être sûr qu’elle retombe dans sa main. Imagine-toi, avec tes six balles qui sont accrochées à six longes pour être sûr qu’elles ne tombent pas… . Eh bien, nous, les acrobates, nous travaillons exactement comme ça. Nous ne prendrions jamais le risque d’un jongleur. « Le flotteur a disparu. Des cercles concentriques sur l’eau plate en sont le témoin. Le vieux funambule prend la ligne à pêche. Avec des gestes maîtrisés, et un calme olympique il épuise la carpe. « Viens, copain, viens….t’es longé, t’es longé, t’es parfaitement longé. » Il décroche la carpe et le rejette dans le canal. « Faut pas manger ces bestioles-là. C’est du poison. Tout ce qui vit encore dans le canal est complètement toxique ! C’est foutu, tout est foutu. » et le plus grand des funambules rigole pendant que j’insiste: « pour quoi as-tu reconnu le bruit d’une balle qui tombe ? » « Parce que lorsque j’étais petit, je me suis mis à jongler, et comme j’avais du talent, je progressais vite. Mais j’étais aussi acrobate, funambule comme toute la famille depuis des générations. Mon père m’a dit : Ou tu jongle ou tu es funambule. Faut choisir parce que jongler c’est aller au-dessus de tes limites et tomber. Faire l’acrobate, c’est rester au-dessous de tes limites et ne pas tomber. Jongler c’est tomber sans jamais s’en rendre compte. Faire l’acrobate, c’est : empêcher d’entendre un jour le corps d’un homme qui tombe. »
Jo Tomato
Tout est dit. C’est la fête des pommes. Une foire minuscule dans un village au fin fond de la France. Ici un stand de Cidre, là-bas un monsieur qui annonce une tombola qui n’aura pas lieu par manque de participants. Un manège pour enfants et des ampoules électriques qui éclairent le brouillard. Il n’y a personne à la fête des pommes. « Ça ne marche plus, c’est fini, c’est foutu » dit mon copain le funambule, « sauf Jo Tomato », où il m’amène.
De loin le bruit d’une bagarre générale. C’est le pandémonium devant le stand de Jo Tomato. Cinq Euros pour six Tomates pourries et on a le droit à une petite peluche pour deux tomates dans la gueule de Jo Tomato. Deux peluches pour quatre Tomates dans la gueule de Jo Tomato. Une grande peluche pour cinq tomates dans la gueule de Jo Tomato et une bouteille de Champagne pour six Tomates dans la gueule de Jo Tomato. « Tirez sur Jo Tomato» est écrit à la main au dessus du stand de Jo Tomato. Les femmes s’écrient : « Iiieh ! AAAAhhh ! c’est dégoûtant ! » et se tiennent aux bras des hommes. Les hommes hurlent : « HA HA HA HA HA ! » et balancent des tomates en direction de la tête de Jo Tomato. « Regarde comment il s’esquive, » me dit mon copain le plus grand funambule de tous les temps, « regarde comment il fait. C’est un artiste. C’est un artiste de cirque qui s’est fait bouffer par ses lions. Il lui manque un bras, il lui manque un oeil et il a sa hanche écrasée, par la patte des lions, mais regarde comme il bouge encore bien. Il s’est fabriqué ce manège. C’est une mine d’or, je peux te le dire! » Je vois sur un fond de bâche aux tomates explosées, un rictus figé dans un visage défiguré, rouge et luisant des tomates explosées, et que je reconnais immédiatement, mais le visage s’esquive, s’esquive, s’esquive….. Le dresseur de fauves, alias le jongleur Giovanni Cincavelli, alias le phénomène de foire, Jo Tomato. Tout est dit. Je rentre à la maison. Je monte mes neuf étages, j’ouvre la porte de mon appartement et je rentre. J’enlève mes chaussures et j’inspecte le frigo. Il y a une courgette, deux carottes, un yaourt un demi litre de lait et une canette de bière. Je me décide pour la canette de bière et je vais vers la fenêtre. J’ouvre la canette de bière et je la vide d’un coup. Puis j’ouvre la fenêtre, je me penche vers l’avant et je savoure la vue : loin jusqu'à l’horizon.
Fontenay sous Bois le 16 août 2008